D'Est retrace un voyage, de la fin de l'été au plus profond de l'hiver, de l'Allemagne de l'Est à Moscou. Élégie cinématographique, ce film sans commentaire n'est en rien un reportage ou un documentaire, c'est-à-dire une organisation du réel communiquant une information ou une prise de position. Chantal Akerman propose une multitude de personnages qui sont en demande ou en refus de récit : ils luttent ou jouent avec la caméra, ou l'ignorent. L'acte de filmer devient le film lui-même. Chaque plan est porteur d'une histoire ouverte et fermée par sa durée même. Il y a trois faiseurs d'histoires : les gens filmés, la cinéaste qui a choisi des fragments de situations qui la touchent, et le spectateur qui bâtit son propre récit.
Face à ces matériaux, il y a la volonté de gommer tout événement historique, petit ou grand, mais également d'éliminer le fait divers, l'anecdotique de la vie quotidienne ou de son rendu significatif. Il y a seulement trois actions - marcher, rouler, attendre - qui portent, dans leur force minimaliste, la fiction générale du film : celle des gens en transit ou en exode dans un pays qui semble ne plus exister vraiment, puisqu'il n'y a que des trajets et des lieux, sans message ni sens. S'il y a une morale dans ce film, elle est là, portée par le cinéma lui-même : place de la caméra, durée des plans, alternance symphonique des extérieurs/intérieurs, de l'été et de l'hiver, de la ville et de la campagne, de la foule et des individualités. La structure se rapproche d'une ligne mélodique - des mouvements, dans le sens musical du terme - avec reprises et développements qui gèrent le tempo des plans comme on écrit une partition.
« Cela peut sembler terrible et sans poids, mais au milieu de tout cela je montrerai des visages qui, dès qu’ils sont isolés de la masse, expriment quelque chose d’encore intouché et souvent le contraire de cette uniformité qui parfois vous frappe dans la foule en marche ou arrêtée. Le contraire de notre uniformité à nous aussi. Sans faire trop de sentiment, je dirai qu’il y a encore des visages qui se donnent et effacent par moments le sentiment de perte, de monde au bord du gouffre qui parfois vous étreint lorsque vous traversez l’Est comme je viens de le faire. »
Chantal Akerman
« Quand elle allait tourner un documentaire, elle ne voulait pas expliquer ce qu’elle allait faire. Si elle expliquait, elle n’avait plus le désir. Elle voulait aller sur les lieux, et être une éponge plaque sensible. Elle ne voulait pas enfermer le film dans un projet, mais le laisser venir à elle, se laisser envahir par la matière. Si les images de Chantal sont si profondes et fortes, si elles dépassent ce qu’elles montrent, c’est parce qu’elles ne sont pas enfermées dans des intentions, mais qu’elles sont chargées de tous les questionnements, les obsessions qui l’habitaient. »
Claire Atherton