Tandis qu’un cinéma populaire, purement commercial, se développe tant à Bruxelles qu’en région flamande, Charles Dekeukeleire se lance dans l’aventure du long métrage en 1937, sur un scénario ambitieux du romancier Herman Teirlinck. Le cinéaste va le réaliser en Flandre avec des acteurs non professionels, originaires de la campagne, et avec des fonds réunis par Henri d’Ursel auprès de riches mécènes. L’argument imaginé par Teirlinck, issu de l’une de ses pièces et basé sur une approche expérimentale du Temps, relève du fantastique rural: un vagabond jette la panique dans une communauté villageoise en déclenchant une série d’événements insolites qui le font craindre comme sorcier, comme esprit malfaisant. Des projections vers le passé viennent expliquer son secret maudit: il a tenté de se noyer avec une femme aimée et leur enfant illégitime, mais il a survécu. Atteint de folie et pressentant que Marie est toujours en vie elle aussi, il erre à sa recherche et mourra apaisé lorsqu’elle lui accordera son pardon.
Pour raconter cette histoire, Dekeukeleire va mêler le réalisme (le terroir flamand des moissons et des champs) avec une recherche purement formelle, à la façon de ses films muets. Ainsi ces surimpressions, ces plans au ralenti, ce mélange des temps voulu par Teirlinck, et surtout cette séquence onirique de la noyade (supervisée par Jean Painlevé) avec images mentales et effets sonores. Une oeuvre rare brassant le folklore et le fantastique, le lyrisme bucolique et le raffinement expérimental, aux confins du muet et du parlant, qui dérouta, bien sûr, le public, marquant du même coup les adieux de Dekeukeleire au cinéma de fiction.
« Après avoir affirmé l’autonomie et la spécificité de la matière cinématographique il (Dekeukeleire) déclarait : “Nous nous trouvons devant notre caméra avec un esprit absolument vierge.” Ce qui l’intéressait, c’était de faire des films résolument opposés à ceux des studios, dont il admettait cependant la perfection. Il voulait aller plus loin. Il souhaitait créer une poésie cinématographique avec sa forme particulière, sa plus grande spontanéité, sa plus grande souplesse, une poésie plus profonde. »
Henri Storck